Pauvre Hérodote
L’une des dernières livraisons d’Hérodote présente, un article consacré à la question « Langue et nation en France »[1], qui offre une fois de plus[2], et loin de toute perspective universitaire digne de ce nom (mais y a-t-il de nom plus galvaudé ?), une vision idéologique étroite et partisane de la question des langues dans l’hexagone. Il s’agit d’ailleurs d’un texte bizarre et mal fagoté, essentiellement consacré aux langues régionales, mais entrelardé à deux reprises (un peu sur le modèle du double cheeseburger) de longues et lénifiantes pages sur le rap, visiblement d’une autre main[3]. Aucune problématique commune n’est sérieusement construite et l’on chercherait en vain une véritable articulation entre les deux parties. Le lien se limite à relever la présence, dans l’un et l’autre cas, du discours victimaire exigeant réparation. Or ce discours est aujourd’hui la chose du monde la mieux partagée, et l’on se demande pourquoi avoir mis ensemble deux réalités hétérogènes : une activité culturelle et politique – la défense des langues régionales – et un produit culturel – les textes des rappeurs. Qui plus est, la revendication victimaire est un phénomène de large ampleur qui mérite mieux que l’indignation vertueuse des bons enfants de la patrie, à laquelle l’analyse tend ici à se limiter. Du reste, eux non plus ne sont certes exempts du syndrome victimaire.
Adversité et partenariat
La thèse de l’article est vite énoncée et qui connaît les écrits de Barbara Loyer les connaît déjà : les partisans des langues régionales, pour la plupart, concevraient les rapports entre le français et leurs idiomes en terme d’adversité et de lutte ; ils percevraient la relation entre la langue française et ces autres langues comme « un combat historique à l’issue duquel la première a vaincu les secondes ». Plutôt que de parler de langue adversaires, il faudrait parler de « langues partenaires ».
Remettons brièvement les choses au point : il n’y pas, il n’y a jamais eu de combat entre le français et les langues régionales. Il existe en revanche un combat politique, commencé au lendemain de la Révolution française (on ne peut pas parler en ces termes auparavant), contre « les patois », un combat explicitement et méthodiquement conduit en vue de leur éradication (abbé Grégoire, etc.). Les associations engagées en faveur de ces langues réclament, au contraire, que les institutions de la République cessent les hostilité et s’engagent dans un réel partenariat. Même lorsqu’elles demandent « l’égalité », la co-officialité (dans laquelle l’auteure ne voit qu’une forme d’adversité, en pleine contradiction avec le principe égalitaire républicain), ellesrestent dans la logique, me semble-t-il, du partenariat et non du conflit. Pourtant, bien que moins explicite et tonitruant qu’il ne le fut, le combat continue, et il est unilatéral. Cet article en est un exemple, car il tient un discours de combat, derrière la déploration du partenariat impossible, impossible puisque les partisans des langues voudraient en fait la guerre, rien que la guerre, l’horrible guerre contre le français[4]. Ainsi est-il évident que tant que les partisans, et en fait les simples locuteurs des langues régionales seront perçus comme des adversaires effectifs ou potentiels de l’unité nationale, tant que la richesse du patrimoine linguistique sera appréhendée comme une menace, aucun partenariat ne sera possible. Le partenariat n’existe pas, parce que l’adversité unilatérale est plus vive que jamais, même si elle n’est plus aussi claironnante (tout dépend de qui parle, évidemment) et se masque souvent derrière de vibrants plaidoyers pour la diversité culturelle. Mais l’adversaire se contente d’agir le plus souvent en silence, en bloquant systématiquement tout ce qui irait dans le sens de la reconnaissance minimale à partir de laquelle un partenariat pourrait être possible : ratification de la charte européenne des langues minoritaires ; intégration des écoles immersives au service public ; prise en compte dans le débat politique et écho politique national des revendications culturelles, etc. etc. Et quand un débat est ouvert à l’assemblée nationale, que le moindre petit pas en avant est demandé, ne serait-ce que pour le maintien d’un cour d’occitan en Île de France, l’adversité se fait entendre, plus véhémente que jamais.
On me dira sans doute que je suis de mauvaise foi et qu’un partenariat existe, puisque ces langues sont enseignées à l’initiative de l’État, que nous avons une Délégation à la Langue Française et aux Langues de France, qu’une place est même faite à celles-ci dans les médias nationaux… Mais lorsqu’on fait le compte, on obtient une somme dérisoire de broutilles misérables, tant en matière d’enseignement (le nombre de postes est à ce point réduit que les concours n’ont plus de sens) que de média (où l’on compte les minutes hebdomadaires, là où il y a quelque chose) et de sensibilisation (même sur ce terrain la « délégation » susnommée ne peut à peu près rien…) ; bref des concessions minimales, minimalistes à des décennies de luttes qui avaient comme enjeu non de déclarer une adversité, mais d’obtenir un partenariat, c’est-à-dire le respect de droits qui semblent inhérents à l’idée même de démocratie (les droits au pluralisme culturel et linguistique). Il est vrai que certaines régions, tournant le dos aux politiques nationales d’hostilité, commencent à s’engager de manière concrète (ce n’est certes pas le cas du limousin, comme mes lecteurs le savent). Mais que peuvent en France, à ce jour, les régions ? Quel est leur pouvoir effectif ? Quelle est leur autonomie administrative, culturelle et budgétaire ? Posez sur un plateau de la balance d’un côté les initiatives de (pseudo)partenariat et sur l’autre toutes les mesures négatives par lesquelles se manifeste une adversité continue et jugez par vous-mêmes.
Le spectre des nationalisme
L’auteure, pour illustrer sa thèse, passe en revue les situations des langues minorées aujourd’hui en France (qu’elle n’appelle bien sûr pas ainsi, mais tout au plus« régionales »), du point de vue exclusif qui est le sien, c’est-à-dire, géopolitique. A vrai dire il s’agit d’une forme bien fruste de géopolitique appliquée aux langues, qui conçoit justement les relations entre langues comme fondamentalement conflictuelles et en situation d’adversité : voilà pourquoi du reste l’invocation du partenariat et le reproche fait aux autres de tenir un discours d’adversité sont contradictoires et ridicules. Cette revue des situations est aussi superficielle que tendancieuse : on ne saurait s’accorder sur le constat expéditif dressé pour chacune des langues, et encore moins sur la conclusion générale : ce sont « des langues qui ne représentent presque plus rien en nombre de locuteurs », mais auxquelles « leur défenseur cherche à conférer un pouvoir symbolique, celui par exemple de rendre visible une communauté régionale, de lui donner un élan collectif », avec en sous main, tapi dans l’ombre des propositions généreuses, le spectre de l’autonomisme et du séparatisme.
Ce qui est dit en particulier de l’occitan (un mot banni du vocabulaire de l’auteure) mérite d’être souligné : le territoire (« toute la zone langue d’oc ») serait le lieu d’un conflit entre les « tenants d’une seule grande langue d’oc » et « ceux qui veulent une politique favorisant l’épanouissement de diverses langues ou dialectes parlés dans l’aire d’oc, notamment le provençal ». Le conflit existe bien, mais la description qui est faite des partis en présente est absolument mensongère, puisqu’il y aurait d’un côté les partisans d’une langue unifiée et unique (sans aucun doute des « adversaires ») et de l’autre les défenseurs des « langues ou dialectes » d’oc (mieux traités, des « partenaires » possibles ?) . Notons au passage qu’il y aurait donc une pluralité de « langues » d’oc mais aussi de « dialectes », tout cela n’est pas très clair, et il ne faut certes pas chercher ici la moindre fiabilité linguistique ou sociolinguistique. Seule importe encore et toujours l’approche « géopolitique » ; en l’occurrence, le constat, selon l’auteure, que « l’occitanie […] n’existe pas en tant que territoire politique », ce dont témoignerait suffisamment l’absence d’intégration des « multiples » associations en un seul mouvement. Cette description, je l’ai dit, est fausse : le différend oppose d'un côté ceux qui reconnaissent l’existence d’une langue d’oc dont il s’agit de défendre la diversité dialectale (et qui disent clairement que la langue est dialectalisée, c’est-à-dire existe dans et par ses dialectes) et de l’autre les partisans d’une pluralité de langues d’oc (il y aurait une langue provençale, la langue gasconne, la langue auvergnate) rivés à des identités culturelles localistes (ils refusent l’idée que leurs langues soient des dialectes de l’occitan). L’auteure sait très bien que sur le terrain des revendications, y compris en Provence, le deuxième camp est toujours plus marginalisé. Les manifestations concomitantes de Béziers et d’Arles du 17 mars 2007, dont elle ne dit pas un mot (l’article a pourtantété écrit après), ont cependant rendu visible l’énorme déséquilibre des forces. La première s'est en effet montrée capable de réaliser une très large unité des associations culturelles, en intégrant à une même plate-forme, entre autres, l’Institut d’Études Occitanes, Calandreta et le Félibre.
Mais la désinformation idéologique tient ici lieu d’information scientifique. Ne doutons pas, du reste, que si notre auteure en venait à reconnaître une réelle unité autour d’une revendication de reconnaissance linguistique, ce serait pour la considérer comme le simple paravent idéologique de secrètes manœuvres nationalistes. En fait cet article, comme ceux de Béatrice Giblin et d’autres auteurs d’Hérodote, montre que la géopolitique pratiquée dans cette revue entretient une conception conspirationnelle des revendications linguistiques et culturelles. Derrière, en sous-main, implicitement, la taupe des nationalismes s’emploierait encore et toujours à miner l’unité républicaine. Il ne s’agit pas de nier l’existence de courants nationalistes mais, d’une part, encore faudrait-il montrer à partir de données fiables leur poids effectif dans les mouvements culturels (celui-ci est extrêmement variable selon les situations) et, d’autre part, seraitèil souhaitable de ne pas diaboliser les nationalistes au seul titre qu’ils le sont. Ceux qui agissent ainsi, du reste – l’équipe d’Hérodote s’en est fait une spécialité – le font toujours eux-mêmes au nom d’un nationalisme exacerbé. Pour eux, il y aurait d’un côté un bon nationalisme, entendons le nationalisme français, et d’un autre le mauvais (celui des militants basques, bretons, corses). Il faudrait plutôt juger les uns et les autres aux actes, selon des critères strictement démocratiques. Ainsi, Loyer de dire, comme s’il s’agissait d’une chose gravissime que l’on ne peut écrire sans trembler, que « l’idéologie nationaliste basque comprend explicitement la volonté de réunir en une seule nation souveraine les territoires bascophones d’Espagne et ceux de France ». Ce à quoi, pour ma part, peu suspect d’être favorable aux idées nationalistes et à l’idée même de nation, j’ai envie de répondre : « So what ? Et alors ? Quid ? Où est le problème ? » Le problème, à mon sens, réside seulement dans le projet de nation qui est visé et dans les moyens politiques mis en œuvre pour atteindre cet objectif (autrement dit, respecte-t-il les règles du jeu démocratique, ou non ?), qui n’est ni plus ni moins respectable que celui du maintien de l’unité nationale française, au moins si l’on s’accorde sur le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Dans tous les cas, il appartient aux citoyens de décider et il est étrange de voir comment les auteurs d’une revue à prétention scientifique se livrent eux-mêmes à des gesticulations idéologiques aussi grossières.
Minorité n’est pas français ou : Sarko ne vous décevra pas
Farouche opposante à la ratification de la Charte européenne, qui « obligerait à reconnaître des groupes à qui il aurait fallu concéder des droits particuliers en vertu de cette appartenance » (ce qui est faux, car il s’agit du droit de tous à parler ses langues), l’auteure émet un satisfecit anticipé (l’article a été écrit manifestement peu avant le vote) en faveur de l’élection attendue de Sarkosy, dont elle cite un point du programme: « Si je suis élu, je ne serai pas favorable à la Charte européenne des langues régionales. Je ne veux pas que demain un juge européen ayant une expérience historique du problème des minorités différentes de la nôtre, décide qu’une langue régionale doit être considérée comme langue de la République au même titre que le français. Car au-delà de la lettre des textes il y a la dynamique des interprétations et des jurisprudences qui peut aller très loin. J’ai la conviction qu’en France, terre de liberté, aucune minorité n’est opprimée et qu’il n’est donc pas nécessaire de donner à des juges européens le droit de se prononcer sur un sujet qui est consubstantiel à notre identité nationale et n’a absolument rien à voir avec la construction de l’Europe » (discours de Besançon, du 13.03.07) Tout l’argumentaire de celui qui est devenu entre temps notre président consiste ainsi à soustraire la France, sur le plan des droits linguistiques, à toute juridiction internationale, en l’occurrence européenne. Le raisonnement est d’une mauvaise foi absolu qui s’appuie sur le postulat qu’il n’existe pas en France de minorités opprimées. Cette assertion est donnée comme le constat d’un fait indiscutable, s’imposant de lui-même, et dont on ne saurait douter sans rougir. En fait, il en va bien ainsi, et pour une raison très simple et parfaitement cynique : le concept même de minorité est par avance exclu dans une conception de la chose publique qui ne reconnaît que l’égalité juridique abstraite des citoyens, c’est-à-dire considérés abstraction faite de toute espèce de groupe d’appartenance. Il n'y a donc aucune possibilité de reconnaître aux citoyens des droits linguistiques et culturels du fait de leur appartenance) des groupes pourtant de langues et de cultures diverses. Il n’y a pas de minorités opprimées en France, puisqu’il y a pas et il ne saurait y avoir de minorités. Il est donc inutile – et surtout dangereux – de donner le pouvoir à une justice internationale d’en décider autrement. Ce qui revient bien sûr à reconnaître que cela pourrait être le cas et tout particulièrement en matière de droits linguistiques.
On peut constater, après coup, que cette déclaration programmatique n’a guère été soulignée durant la campagne : comme le remarque justement Loyer, « la question des communautarismes religieux est passée devant celle des langues régionales ». Cela montre, une fois de plus, notre incapacité et notre impuissance (à nous militants ou acteurs culturels) à susciter le moindre débat public sur la question des langues. C’est l’aspect en fait le plus préoccupant et même le plus désespérant du problème. Les 20 000 manifestants de Béziers n’y ont rien changé. On a entendu au lendemain de la manifestation que les médias nationaux avaient relayé largement l’information. L'enthousaisme était pour le moins exagéré : ils ne l’ont fait, quand ils l’ont fait, comme d’habitude, que du bout des lèvres. Tant que l’on n’aura pas compris que le centre non seulement du pouvoir politique, mais aussi et d’abord du pouvoir médiatique et intellectuel est à Paris (où Hérodote est bien sûr publié) et nulle pas ailleurs, nous pourrons continuer à défiler tranquillement dans notre coin, sans générer aucune représentation négative ou positive, ni susciter la moindre discussion collective. Car sur ce plan, comme sur tant d’autres, la classe politique est à la traîne des médias, et l’on ne peut reprocher aux candidats des présidentielles et des législatives de s’être enthousiasmés pour les questions linguistiques. Loyer a beau jeu de souligner par exemple que le « pacte des langues », qui demandait la modification de la Constitution pour accorder un statut officiel aux langues régionales, n’a été signé que par 129 candidats sur 7 555, 2 seulement de ces 129 ayant été élus. On peut se demander qu’elle représentativité accorder aux résultats de cette initiative, louable sans doute, mais ayant manifestement bénéficié d’un soutien associatif insuffisant. On pourrait lui opposer l’appel « Anem ! Per la lenga occitana : òc ! », associé à la manifestation de Béziers, qui compte 345 noms d’élus[5]. Ce maigre résultat permet en tout cas à notre auteure de conclure par ces mots cruels, peut-être un tantinet triomphalistes et même franchement discutables, dont on ne saurait tout de même nier qu'ils contiennent une part de vérité : « l’apparent affaiblissement sur la politique locale de l’influence des réalités linguistiques régionales et des activistes qui tentent de les faire connaître, ouvre la question du décalage entre l’énergie de certains élus et militants et l’opinion publique majoritaire ». Et d’ajouter enfin : « on peut se demander, au contraire, si la relation entre unité, uniformité et démocratie n’est pas une composante encore importante de la conception française de la démocratie ». Il serait plus juste de dire « des contradictions de la conception française de la démocratie », car même en la retournant dans tous les sens, on ne voit pas comment uniformité culturelle et linguistique et démocratie pourraient aller ensemble sans contradiction. Qu’est-ce en effet qu’une démocratie qui nie en son sein la diversité et impose l'uniformité au nom de l’unité ?
A la récup ! Castan, Fabulous et Massilia
Loyer croit trouver des alliés, ou plutôt des partenaires d’une autre façon « d’aborder la relation entre pluralité des langues et nation française » dans les idées d’un auteur qu’elle semble ne connaître que de fort loin : « Félix Cassant » (sic, pour Castan)et deux groupes musicaux influencés par celui-ci : les toulousains des Fabulous Trobadors et les marseillais du « Massilia Round (sic !) System ». Du penseur montalbanais, elle retient, sans aucune analyse, deux citations, dont une mérite d’être rapportée, glanée dans le texte d’une conférence prononcée au Forum des langues de Toulouse: « En développant l’idée du pluralisme culturel, il est évident qu’au départ la littérature occitane plaidait pour sa propre existence, pour la reconnaissance de son existence au sein de la France, c’est-à-dire, d’une dualité littéraire, d’une dualité culturelle. Mais défendant sa propre identité, il se trouve que la philosophie qu'elle élabore a une portée universelle, c'est une philosophie qui peut être reprise par toutes les cultures du monde : la philosophie même de l’avenir culturel de la planète » (la référence n’est pas donnée, mais on la trouve dans les actes en ligne du Forum des langues)[6]. Énoncé quelque peu grandiloquent à mon goût, mais qui, on en conviendra, est en totale opposition avec la déclaration précédente sur la conception dominante de la démocratie comme « uniformité », par rapport à laquelle l’auteure n’esquisse pas la moindre critique. Castan (décédé en 2002), en fait, n’a jamais cessé de dénoncer le centralisme idéologique et le nationalisme francophone et, au risque de me répéter, cet article me paraît un bel exemple du type de culture universitaire qu’il n’hésitait pas à critiquer avec véhémence. Du reste, les coquilles mêmes sont révélatrices d’une lecture évasive et superficielle de Castan, ne retenant que la référence positive à la nation française.
Si Loyer a aimé Castan, elle devrait aussi apprécier le titre du petit manifeste proposé cette année par Claude Sicre, l’âme des Fabulous Trobadors : Proposition de nationalisation des langues/ cultures de France. D’autant plus que Sicre s’en prend vertement à «l’idéologie des militants régionalistes ou nationalitaires, politiques ou culturels, désireux de prendre la France en sandwich entre l’Europe et les régions, voire, pour certains, désireux de constituer des régions/états autonomes». Mais le digne fils spirituel de Castan ajoute aussitôt que « ces régionalistes s’appuient sur un juste constat, celui du multiséculaire mépris de l’idéologie française pour les langues/cultures indigènes de France (et au-delà pour les accents et tout ce qui sort du moule), et défendent des valeurs (démocratie, pluralisme) auxquelles les Français s’attachent de plus en plus ». Il remet d’abord en cause « l’idéologie française régnante, celle du centralisme et de l’unitarisme, qui croit ainsi se débarrasser du problème ; cette idéologie, qui organise et donne ses contenus à la culture française depuis plus de cinq siècles, à tel point qu’on ne la voit plus et qu’on la prend pour la nature des choses, commence à décliner face à la montée du démocratisme et du pluralisme… ». Sicre formule son projet de la façon suivante : « les langues/cultures indigènes de France ont participé de façon déterminante à la construction de la langue/culture française, de la pensée française, de l’identité française ; sans éducation aux langues/cultures indigènes, on comprend mal la langue/culture française, on ne comprend rien à ce qu’est la pensée et l’identité française ». Et d’ajouter : « non seulement la langue/culture/identité française est, ainsi, mal comprise, mais elle est condamnée au déclin si meurent les langues/cultures indigènes […] le centralisme a toujours essayé – réussissant en partie – d’éradiquer tout esprit d’initiative ou d’entreprise qui ne partent pas de son nombril et, partant, de tuer toute émulation ». Pour finir sa dénonciation des « cocoricos subventionnés » et des « mythes cocardiers » qui plombent la culture française peut s’appliquer à une foule de productions, parmi lesquelles la revue Hérodote me paraît tenir une place modeste certes, mais fort honorable.
Je ne veux pas ici me lancer dans une discussion du texte de Sicre, qui me semble indéniablement stimulant, même si, entre autres choses, le refus de la « diversité (chacun sa petite langue/culture dans son coin, dans sa « communauté ») au profit de la « pluralité culturelle (émulation entre les œuvres) », ne me paraît pas laisser la moindre chance aux langues minoritaires de survivre comme langues de communication. Car sans ancrage territorial, local, ou du moins communautaire – n’en déplaise aux contempteurs du terme – il ne saurait y avoir de communauté linguistique possible. Sicre est d’ailleurs hostile à la langue comme outil de communication au profit de la seule valorisation des « œuvres ». En cela il ne peut que se tromper, car les deux fonctions de la langue sont inséparables, à moins évidemment de ne plus la considérer que comme la langue des seules œuvres, ainsi qu’à pu l’être le latin, c’est-à-dire en fait d’en accepter la mort, justement, comme langue de communication.
On voit cependant suffisamment que les Fabulous et les Massilia sont, comme l’était Castan, aux antipodes des promoteurs des identités linguistiques localistes. Ils ont du reste manifesté à Béziers, aux côtés de ceux que Loyer appellent avec mépris (et faussement) les « tenants d’une seule grande langue d’oc ». En outre, ils donnent d’eux-mêmes pour soutenir les écoles associatives immersives (Calandreta), perçue par l’auteure comme des écoles communautaristes, etc. Qu’elle les lise et les écoute donc mieux, car je subodore que sa sympathie est fondée sur une grossière méprise.
Le vainqueur magnanime ne connaît pas de vaincu
L’article reprend aussi le vieux récit de reconstruction historique du procès de marginalisation et d’extinction des langues régionales ; un vieux récit, on peut le dire, s’il est vrai que l’historiographie la plus récente sur laquelle s’appuie l’auteure et qu’elle utilise non comme document mais comme autorité historique, n’est autre que l’Histoire de la langue française de Ferdinand Brunot (1905-1938 !). Disons en deux mots qu’il s’agit d’une histoire téléologique, qui vise à justifier a posteriori, comme un processus à la fois bénéfique et inéluctable l’imposition du français au détriment des « patois » (il est intéressant de voir comment le récit historique permet de laisser tomber le terme politiquement correct de « langue régionale », pour revenir au bon vieux mot de « patois »). La langue française, qui se diffuse au XVIIIe siècle, lorsqu’elle se substitue au latin comme langue savante, apporte avec elle de « nouveaux horizons de pensée » et « laisse les patois et idiomes non écrits sur le bord du chemin ». Certes, le français fut le vecteur des Lumières, nous ne le mettonspas en doute, mais il faut tenir compte de deux choses :
1- avant et en dehors des Lumières, il n’y a pas néant de savoir, pure ignorance, mais des formes de connaissance et de culture dignes d’intérêt dont les « patois » étaient à la fois les dépositaires et les vecteurs.
2 - le savoir n’appartient pas aux langues qui le transmettent : il est traductible. Évidemment – comment pourrait-il en aller autrement ? – la culture savante, et pas seulement celle des Lumières, a pénétré les langues minorées. Les exemples foisonnent d’adaptations orales de textes écrits, de motifs littéraires et philosophiques, d’appropriation parodiques du religieux, de thèmes musicaux, etc.
La vision caricaturale de Brunot, ici, benoîtement répétée, ne consiste qu’à retenir les productions écrites en « patois » (en fait une partie seulement d’entre elles) de les identifier avec la culture des locuteurs eux-mêmes, qui pour parler de choses sérieuses ou savantes n’auraient eu à leur disposition que le seul et unique français. Ainsi, dans le passage cité par l’auteure, Brunot confond-il la culture effective des gens qui parlaient ordinairement autre chose que le français et un certain type de production écrite, « patoisante », réduite aux genres bas refoulés par le français : les « patois », selon lui, ont été « précipités dans la gaieté vulgaire ou la blague burlesque, dans la paysannerie d’opéra-comique, ou la naïveté pastorale et enfantine. Le burlesque, chassé du français, prend un peu partout sa revanche dans les parlers provinciaux ». D’une part cette culture écrite, ici désignée avec tant de mépris et de condescendance, mérite à mon avis une radicale réévaluation, ne serait-ce que par sa capacité à exprimer ce qui ne pouvait pas, ou plus l’être en français. D’autre part sous et derrière cette production, existe, persiste et se transforme une culture orale, musicale, gestuelle d’une extrême richesse, qui va servir de terreau aux œuvres des courants renaissantistes des XIXe et XXe siècle, pas même évoqués ici. Pour toutes ces raisons, rien ne justifie cette fausse évidence qui fait apparaître la mort des langues régionales comme une fatalité historique, parce que celles-ci auraient été indissociables de formes sociales particulières aujourd’hui disparues ou moribondes : « ces langues étaient des langues rurales qui meurent avec la société qui les parlait ». J’ai déjà eu l’occasion de le répéter cent fois : non, ces langues n’étaient, ni di fait ni par essence, des langues seulement « rurales » et les exemples de transformations sociales radicales sans perte de la langue ne manquent pas, dans un cadre diglossique (par exemples les « dialectes » italiens) ou non (le catalan en Espagne). Il s’agit donc bien d’une fausse évidence.
Le but est en tout cas de montrer que « la diffusion du français traduit un progrès de l’idée nationale mais aussi de la démocratisation. Les deux vont ensemble, c’est pourquoi la notion de vainqueur et de vaincu ne semble pas être appropriée pour décrire ce mouvement ». Que le progrès de l’idée nationale, en France comme ailleurs, ait produit des vaincus, cela est pourtant indiscutable, si l’on accepte de considérer comme des vaincus ceux qui par millions, en grande majorité « patoisants », ont laissés leurs vies sur les champs de bataille pour la plus grande gloire de la nation, et si l’on pense que sont aussi des vaincus les nombreux laissés-pour-compte d’un processus de démocratisation, lent et contrasté, aujourd’hui encore le plus souvent limité à la seule expression du suffrage. Qu’il y ait effectivement eu un vaste processus de spoliation culturelle et linguistique est tout autant indiscutable et il ne saurait être justifié par les « gains » en terme de patriotisme et de démocratie apportés par le français ; du reste si cette démocratie était vraiment effective, les langues régionales seraient respectées et non bafouées. De plus, l’histoire nous apprend tout de même que la France s’est faite par annexions territoriales successives et non démocratiquement, et que ce sont bien les modèles politiques, culturels et linguistiques produits par la capitale qui se sont imposés à tous les citoyens des territoires annexées (ce qui est en effet la signification étymologique du mot de « province »). Cette histoire est pétrie de conflits et de rapports de domination, et suppose donc des vainqueurs et des vaincus.
Que les vaincus soient cependant devenus des vainqueurs dans l’adhésion aux modèles imposés, qu’ils aient été eux-mêmes bien souvent les artisans les plus convaincus à la fois de la citoyenneté républicaine et de l’aliénation linguistique, cela est vrai et, à un certain niveau d’analyse, en effet, vainqueurs et vaincus sont les mêmes. Il n’est plus utile de parler en ces termes, sauf à se déclarer soi-même vaincu, dans le déni de ce que l’on estime être des droits bafoués. Mais en effet, il ne sert à rien d’adopter la position victimaire du vaincu, il vaut mieux plutôt nous battre avec les instruments consentis par une démocratie fort imparfaite afin de faire reconnaître nos droits linguistiques. Il y a de fortes chances pour que nous n’y parvenions pas, l’article en question, montrant bien que nous sommes encore loin de pouvoir espérer ce type de reconnaissance dans notre douce France, mais au moins aurons-nous éprouvé jusqu’au bout la force de notre conatus : nous aurons allègrement persévéré, envers et contre tout, dans notre être patoisant, bouseux et burlesque.
Jean-Pierre Cavaillé
[1] Barbara Loyer, « Langue et nation en France », Hérodote, n°126, troisième trimestre 2007.
[2] Cf. Hérodotes, Langues et territoires, n° 105, 2002 (j'en ai esquissé une lecture critique après avoir écrit ce papier sur ce même blog).
[3] Il est précisé en exergue que les parties sur le rap « ont été écrit avec l’aide de Jérémy Robine, doctorant à l’Institut français de géopolitique ». Je ne m’arrêterai pas sur cette partie, compilation indigeste de textes peu et mal commentés, assaisonnés de niaiseries du genre : « le mouvement musical n’étant pas organisé, il n’y pas de consensus ni sur l’identité de la victime, ni sur celle de l’oppresseur »… On y sent une préférence marquée pour un artiste, Mc Solaar, qui représente à peu près l’antithèse de ce que le rap apporte de nouveau en matière de musique et d’usage de la langue. L’auteur se demande si Kamini peut être défini comme un rappeur, qui ne parle pas de la Tci (encore que le mot figure bien dans son texte), mais « chante son spleen dans un village rural ». Le « public », qui nous explique doctement l’auteur, fait le rappeur, n’en a pourtant pas doutéun seul instant ! (rappelons que Kamini a opéré une percée magistrale dans le monde du rap par la circulation d’une vidéo indépendante sur la toile, décalée, hilarante et néanmoins fort bien sentie : Marly-Gomont). La plupart des texte sont tirés d’un mystérieux « site » (aucune indication n’étant donné, pas même son nom, pour le retrouver) sur lequel sont insérés régulièrement des nouveaux titres et textes de rap non commercialisés ». Il s’agit en fait, selon toute probabilité, de Lavie2rue.com, où sont autopubliés des freestyles. Mais voir surtout Clap, l’anthologie de rap français indépendant, volume n° 1 (2007).
[4] Dans mes heures noires, j’en viens à penser que cette lutte unilatérale sans merci contre les langues régionales est destinée à se poursuivre au-delà même de leur effacement définitif, un peu à la manière de ces pays qui après avoir exterminé (ou laissé exterminé) leurs juifs se permettent d’être encore antisémites. Il s’agit d’une analogie et rien de plus, je le précise, car évidemment il ne s’agit pas de confondre le génocide au sens propre, un génocide humain (qui est bien sûr toujours aussi linguistique et culturel) et un « simple » génocide linguistique, qui ne porte nullement atteinte à la vie des locuteurs. Cela pour éviter toute polémique inutile. Du reste cette expression de « génocide linguistique », que je viens de risquer, est trompeuse, parce qu’elle place justement les locuteurs dans une position purement victimaires. Or les victimes, dans cette situation, participent activement à leur condition ; elles jouent même un rôle décisif, puisque c’est du fait de leur refus de transmettre les langues que celles-ci semblent vouées à la mort. On pourra juger cette façon de voir injuste, car la guerre remportée par la culture dominante l’a été par des moyens extrêmement puissants : le lavage de cerveau scolaire, l’imposition d’un modèle culturel exclusivement francophone, etc. Mais cette explication n'est pas satisfaisante, parce qu’elle ne suffit pas à expliquer pourquoi les mouvements renaissantistes qui se sont succédés depuis le XIXe siècle ont échoué, globalement, à communiquer un sens de la dignité culturelle et linguistique, pourquoi la société des locuteurs n’a pas mieux ou plus résisté à l’écrasement, activement – en prenant fait et cause pour les « patois » – ou passivement – encore une fois, il aurait suffi de continuer à communiquer la langue au sein du groupe comme cela se faisait auparavant, comme le font tant de locuteurs de langues minoritaires de par le monde. S’ils ne l’ont pas fait, ce n’est pas qu’on les a réprimés, en tout cas par la force. Dans ce cas, il faut parler d’acquiescement, d’acceptation et même de collaboration active. Nous sommes donc aux antipodes de la pratique génocidaire. Finalement, lorsque Loyer avance dans son article, « l’hypothèse que le discours sur l’oppression des langues régionales, certains parlent même de génocide, qui fait référence à la politique scolaire de la fin du XIXe siècle, est nécessaire pour pallier l’absence de volonté du peuple, ou d’un nombre massif de citoyens, de s’investir dans le sauvetage de langues patrimoines », elle n’a hélas pas tout à fait tort. Mais l’absence de volonté suffisante, ou d’esprit de résistance, n’enlève rien, absolument rien à l’entreprise d’éradication systématique et méthodique des langues, et l’on comprendra que certains en effet, comme moi tout à l’heure, parlent de « génocide » au moins de manière métaphorique.
[5] Et encore, ils n’y sont pas tous ! Il en manque au moins un que j’ai personnellement sollicité et dont j'ai obtenu la signature qui ne figure pas dans la liste.
[6] Il est étonnant de voir qu'envisageant la vocation pluraliste de la culture littéraire occitane, Castan la situe dans une relation de dualité par rapport à la littérature française et non de pluralité par rapport aux littératures du monde (y compris bien sûr celles des autres langues de France). Castan considère en effet la littérature occitane comme engagée avant tout dans un vis-à-vis dialectique avec la littérature française ; bien qu’il invoque universalité et pluralité, son discours reste de ce fait très et, à mon sens, trop hexagonal (voir l’intéressant débat dans les mêmes Actes qui l’oppose à Philippe Carbone au sujet de l’œuvre de Jean Boudou). Sans doute cela a-t-il à voir avec l’importance qu’il donne lui-même à la « nation française ». Faire l’histoire de la littérature occitane impose me semble-t-il de l’articuler non seulement au français, mais au moins au latin et au catalan, puis à l’italien et au castillan, et pour le XXe siècle, au moins aussi à la littérature américaine.